Phénomène Kuluna : mutation sociologique
Nés dans les ruelles défavorisées de Brazzaville, les Kuluna se définissaient jadis comme des bandes de jeunes garçons armés de machettes. Vingt ans plus tard, le terme embrasse une réalité plus complexe, où l’âge, le genre et les modes opératoires se diversifient rapidement.
Selon plusieurs observateurs, l’expansion spatiale du phénomène s’est accompagnée d’un glissement culturel. Le registre des violences s’étend désormais de l’agression nocturne à la cyber-extorsion, révélant une capacité d’adaptation qui déroute les dispositifs traditionnels de prévention et brouille les frontières du banditisme organisé.
Femmes impliquées : briser le stéréotype
La présence de femmes parmi les neuf suspects interpellés le 20 août par la Brigade spéciale d’intervention rapide étonne encore l’opinion. Pourtant, des enquêtes locales décrivent depuis 2023 l’entrée de jeunes filles dans ces groupes pour des rôles logistiques, d’appât ou d’exécution directe.
Ce franchissement d’un tabou s’explique par des déterminants socio-économiques convergents. Défiance à l’égard de la scolarité, pression familiale, promesses d’un revenu immédiat : autant de facteurs qui, conjugués, abaissent la barrière symbolique séparant les femmes du recours à la violence urbaine.
La sociologue Claudine Malaka rappelle que « la délinquance féminine reproduit rarement le modèle masculin ; elle s’ancre dans une quête de protection et de reconnaissance ». Dans plusieurs quartiers, la figure de la « sœur Kuluna » est à la fois crainte et considérée comme protectrice.
Victimes féminines et peur urbaine
Si certaines femmes rejoignent les rangs des agresseurs, la majorité demeure exposée aux violences. Les chiffres du Centre hospitalier de Talangaï font état d’une hausse de 18 % des blessures par arme blanche chez les femmes entre janvier et juillet 2025.
La mobilité quotidienne devient une épreuve. Marcher à la tombée de la nuit, emprunter les artères non éclairées de Ngamakosso ou de Mikalou suppose une vigilance accrue. Des étudiantes témoignent d’une « anxiété permanente », rythmée par des appels téléphoniques rassurants aux proches.
Le sentiment d’insécurité influence aussi l’économie locale. Des marchandes de denrées ferment désormais avant 19 heures, réduisant leur chiffre d’affaires. Dans ces zones, la vie urbaine se contracte, la fréquentation des espaces publics féminins se raréfie et la sociabilité communautaire s’appauvrit.
Réponses institutionnelles et communautaires
Face à cette situation, les autorités ont intensifié les patrouilles mixtes police-gendarmerie. L’opération d’août s’inscrit dans la continuité des directives présidentielles, réaffirmées lors du réveillon d’armes. Objectif officiel : « éradication complète du grand banditisme dans les grandes villes ».
Sur le terrain, des associations féminines comme Femmes Debout proposent des ateliers d’autodéfense et des cercles de parole. Loin d’encourager la confrontation, ces initiatives visent la restauration de la confiance collective et l’affirmation d’une citoyenneté féminine active.
La chef du district de Talangaï, Élise Oba, souligne qu’« aucune stratégie sécuritaire n’est durable sans relais communautaires ». Des comités de veille composés de mères de famille, de jeunes diplômés et de chefs de rue contribuent à signaler les mouvements suspects.
Coopération régionale et contrôle frontalier
Les forces de sécurité travaillent également à sceller les frontières terrestres. Des partenariats avec la RDC voisine permettent des échanges d’informations sur les déplacements de gangs transnationaux. L’objectif est d’éviter que des armes légères circulent librement dans les faubourgs brazzavillois.
Le colonel Rodrigue Ngoma évoque « une démarche graduée, mêlant renseignement, surveillance électronique et contrôles routiers ». Les premiers bilans font état d’une baisse de 12 % des saisies de machettes, indicateur indirect de l’assèchement partiel des flux illicites.
Vers une prévention ancrée dans la solidarité
Au-delà de la répression, spécialistes et pouvoirs publics s’accordent sur la priorité de la prévention. Programmes d’apprentissage accéléré, micro-financement de coopératives artisanales et mentorat féminin se développent pour offrir des alternatives crédibles à la tentation du crime.
L’ONG Observatoire national congolais des violences faites aux femmes promeut un accompagnement psycho-social des ex-Kuluna féminines. En six mois, vingt-huit jeunes femmes ont bénéficié de soins, de formation et d’un suivi entrepreneurial, illustrant le potentiel de la réinsertion pour casser le cycle de récidive.
Des résultats tangibles émergent. Grâce à l’appui de la mairie, un atelier de couture ouvert par d’anciennes membres d’un gang de Mikalou emploie désormais quatorze apprenties. Cette réussite devient un récit mobilisateur dans les écoles et églises du quartier.
Le sociologue Ben Kodia estime néanmoins que « la bataille se gagne aussi dans l’imaginaire collectif ». Déconstruire la fascination pour la violence, valoriser des modèles de réussite non criminels et requalifier l’espace public figurent parmi les enjeux symboliques majeurs.
À Brazzaville, l’évolution du phénomène Kuluna rappelle que la sécurité des femmes s’enracine dans une justice sociale inclusive. Entre action policière redynamisée et initiatives citoyennes, la capitale trace le chemin d’une résilience partagée, indispensable à la cohésion urbaine.