Le Fespam, scène majeure du soft power congolais
Le Festival panafricain de musique, dont la 12ᵉ édition s’ouvrira le 19 juillet à Brazzaville, s’impose depuis 1996 comme l’un des rares espaces continentaux où se croisent musiques savantes, répertoires populaires et danses patrimoniales. Derrière les tambours et le vernis festif, l’enjeu est diplomatique : il s’agit pour la République du Congo de consolider son rayonnement culturel auprès d’un public de plus en plus connecté, tout en projetant une image de stabilité et de créativité. En choisissant pour thème « Musique et enjeux économiques en Afrique à l’ère du numérique », les organisateurs inscrivent la manifestation dans l’agenda des politiques publiques qui font de l’économie créative un levier de diversification face aux soubresauts des marchés extractifs.
Danse Incolore, laboratoire d’inclusion et de performance
Au cœur de l’ouverture officielle, la compagnie Danse Incolore, dirigée par le chorégraphe franco-congolais Gervais Tomadiatunga, mobilise 211 artistes – retenus sur 300 candidats – pour une fresque scénique où se mêlent gestes traditionnels, hip-hop métissé et arte digital. La dramaturgie repose sur la transmission intergénérationnelle des savoirs, confiée notamment à un noyau de danseuses professionnelles qui portent le récit corporel. « Nous voulons prouver que l’excellence n’a pas de genre », confie Tomadiatunga, rappelant que la moitié des solistes féminines sont issues des quartiers périphériques de Brazzaville. La parité de la distribution, saluée par la ministre de l’Industrie culturelle, Mme Marie-France Hélène Lydie Pongault, traduit une volonté politique : faire entrer la question du genre dans l’architecture même des spectacles nationaux.
Une économie créative à l’épreuve des rapports de genre
Si la présence féminine sur scène ne fait plus exception, elle demeure fragile dans les coulisses, où se négocient contrats, droits d’auteur et plans de carrière. Les études de l’UNESCO sur la chaîne de valeur musicale en Afrique centrale montrent que moins de 30 % des revenus générés par les spectacles vivants reviennent aux artistes femmes, souvent cantonnées à l’interprétation. En garantissant le paiement des cachets, la ministre Pongault entend inverser cette asymétrie et envoyer un signal aux opérateurs privés. « L’extension du périmètre ministériel à l’Industrie culturelle consacre la dimension économique du métier d’artiste », souligne-t-elle, insistant sur le pouvoir normatif de l’État pour fluidifier la contractualisation et sécuriser les droits sociaux, particulièrement pour les femmes, plus exposées à la précarité et aux violences symboliques.
Numérique et diffusion : amplifier les voix féminines
L’édition 2024 mise sur le streaming et les réseaux sociaux pour toucher la diaspora et monétiser les contenus. Dans un pays où le taux de pénétration mobile dépasse 90 %, la captation en direct de l’ouverture par Danse Incolore représente une vitrine stratégique. Les artistes y voient une opportunité de constituer leur propre communauté numérique, autonome des circuits masculins traditionnels de distribution. En filigrane, l’enjeu est de réduire la fracture de genre dans l’accès aux technologies culturelles. Des ateliers de formation aux métiers du son et de la vidéo, coordonnés par le Commissariat général du Fespam, visent à professionnaliser une nouvelle génération de techniciennes congolaises, renforçant ainsi la chaîne complète de production.
Du symbolique au structurel : politiques publiques et pacte social
Le dispositif institutionnel mis en place depuis la Stratégie nationale de la culture et des arts de 2022 inscrit la perspective de genre comme critère d’évaluation des subventions et des résidences d’artistes. Adossé à la Banque publique d’investissement culturelle, un fonds de garantie spécifique aux entrepreneures du spectacle pourrait être opérationnel avant la fin de l’année, selon des sources au ministère des Finances. Cette évolution répond aux recommandations de la Banque africaine de développement, pour qui l’égalité d’accès au crédit dans les industries créatives constitue un indicateur essentiel de bonne gouvernance. La tenue du Fespam devient donc un révélateur : la scène brazzavilloise mesure la distance entre les normes officielles et les pratiques effectives, tout en proposant des expérimentations concrètes.
Vers une reconnaissance pleine et entière des créatrices
Au-delà du faste de la cérémonie d’ouverture, l’enjeu central demeure la soutenabilité des carrières féminines dans la musique et la danse congolaises. Les témoignages recueillis auprès de jeunes interprètes évoquent un besoin de protection sociale, de mentorat et de visibilité à l’international. Signe encourageant : plusieurs programmateurs européens et panafricains ont annoncé leur présence, attirés par le positionnement hybride de Danse Incolore. « Brazzaville peut devenir un hub régional si l’écosystème consolide ses équipes féminines », analyse la sociologue Élodie Mabiala. La 12ᵉ édition du Fespam pourrait ainsi inscrire durablement l’égalité des chances dans le logiciel culturel national, à condition que l’élan institutionnel se prolonge après les salves d’applaudissements et que l’investissement dans la formation et la protection des créatrices reste une priorité partagée.